Leur faire lire une oeuvre intégrale

Demander aux élèves de lycée pro de lire une oeuvre intégrale, c'est demander à un cul-de-jatte d'escalader l'Everest. Tout pareil.

On commence par le choix de l'oeuvre. Une nouvelle ou plusieurs, un roman même parfois. On se dit que cette fois, c'est la bonne. Les élèves vont forcément accrocher. L'histoire va leur plaire.

Alors, on continue en montant la séquence. Parfois, on a assez de sources pour s'inspirer de travaux déjà fait, où on a l'impression que le collègue s'en est superbement bien sorti, et qu'au vu de notre talent, on ne pourra que faire de même. Parfois, rien n'a jamais été proposé, alors on passe des heures à chercher des extraits, monter une séquence pédagogique complète, qui remplisse chaque case des lourds impératifs du programme.

Bien. La séquence est prête. On annonce la couleur aux élèves : cette année, j'ai choisi pour vous un ouvrage passionnant... Et direct, LA question : "Y'a combien de pages ?" Ravalant péniblement le désir pressant qu'on a de leur répondre qu'on s'en tape du nombre de pages, on répond évasivement qu'il ne doit pas y en avoir beaucoup, et que de toute façon, ça se lit vite. Mais la technique est un fiasco.

"Ouah ! Tout ça ? Non mais ça va pas ? Moi j'le lis pas hein !"

Moi, à ce stade-là, j'ai déjà envie de tout balancer au placard. Parce que lors de mes dernières tentatives, malgré la pression du zéro au contrôle de lecture, à peine le tiers des élèves à finit par lire le bouquin. Et quand je dis le tiers, je crois que je suis extrêmement optimiste.

Alors après, tout le beau travail de préparation tourne à la catastrophe : faire étudier un ouvrage non lu, il faut reconnaître que ce n'est pas facile. On a quand même envie de faire la séquence, déjà pour être sûr qu'on s'est pas fait chier pour rien, et puis pour les rares mômes qui ont fait l'effort surhumain de lire l'oeuvre qu'on leur a proposée. Mais c'est un bide effroyable. A chaque fois que j'ai tenté l'aventure, je me suis retrouvée dépitée.

Ma déception a une raison précise : j'ai échoué. Je n'ai pas réussi à leur transmettre mon enthousiasme et ma verve n'a fait que les conforter dans leur méconnaissance de la littérature. C'est d'une tristesse.

Je vais choisir les plus simples "parcours de lecture" désormais. Mais, d'ici l'année prochaine, quand j'aurai retrouvé la foi, je retenterai l'expérience. J'essayerai de m'y prendre autrement. Peut-être que je limiterai à une courte nouvelle, et peut-être même que je ferai comme il y a quelques années : leur lire en classe, pour être sûre que chacun connaisse au moins l'histoire. Ou peut-être que j'aurai trouvé la solution pour faire lire les élèves.

Parce que finalement, le problème est là : ils ne lisent pas. Ils ne lisent jamais. La plupart en tout cas. Certains n'ont jamais ouvert un livre. Ils ont entre 15 et 20 ans, ont un parcours scolaire plus ou moins chaotique, et arrivent devant nous en étant passé à travers les gouttes, n'ayant jamais lu un bouquin de leur vie. Oui, ça parait improbable aux profs que nous sommes, mais la vérité est là : nos jeunes ne lisent pas. Ils sont complètement dépourvus de l'ouverture d'esprit qui va de paire avec la lecture. Ils ne voient même pas l'intérêt, ils ne comprennent pas que ça peut leur apporter beaucoup. En fait, ils n'en ont rien à foutre. Sorti de leur smartphone et de la télé, rien, le néant, Ils n'utilisent même pas la richesse de l'accès à Internet qu'ils ont dans leur poche. Que dalle.

Je crois donc pouvoir dire que le problème est plus profond que ce que l'on croit. C'est toute la société qui est à revoir.

En attendant, les profs de lettres-histoire n'ont qu'à suivre les programmes et fermer leurs gueules face à ce désastre.